L'ÉTÉ DE KIKUJIRO (1999), l'inversion des rapports de force - Critique (2025)

Avec son chef d’œuvre Hana-Bi (1997), Lion d’or à Venise mais paradoxalement succès populaire modeste, Takeshi Kitano devient enfin un réalisateur considéré dans son pays. Adepte du mélange des genres, il se lance avec espièglerie dans L’été de Kikujiro, comédie décalée, tendre et cruelle sur fond d’olibrius rejetés par la société nippone. Comme un pied de nez à son public.

Le temps suspendu dans le lequel se déroule l’action du film, et son art consommé de jouer de la comédie dans une ambiance de yakuzas étaient déjà au centre d’œuvres intenses telles que Sonatine (1993) et Kids Return (1996). Mais L’ÉTÉ DE KIKUJIROa ce petit quelque chose de plus, comme un supplément d’âme, un retour à l’enfance incarné par Masao, le jeune garçon de 9 ans, qui part à la recherche de sa mère avec l’aide d’un ancien yakuza un peu lose nommé Kikujiro. De ce point de départ classique, idéal pour tendre son arc narratif au dessus d’un road movie décalé, Kitano détourne les codes du film de yakuza dont il s’est fait l’un des grands représentants pour métamorphoser la chose en œuvre burlesque, profonde et intime. Avec une légèreté que certains lui reprocheront, oubliant au passage certaines œuvres antérieures (A Scene at the Sea, Getting Any?), Kitano travaille ici les contours d’un film familial sans se départir de son style ni de ses thématiques habituelles.

L'ÉTÉ DE KIKUJIRO (1999), l'inversion des rapports de force - Critique (1)

Avec ses personnages insolites, la plupart du temps iconoclastes, L’ÉTÉ DE KIKUJIROs’offre une jolie réflexion sur la société japonaise. Déroutant, le film se veut une escapade hors des sentiers battus, une forme d’école buissonnière pour tous ceux qui voulaient enfermer le réalisateur dans le carcan un peu trop étroit du film de genre unique et accessoirement violent. Moins désespéré que Sonatine (1994), Kitano s’offre un nouveau champ d’improvisations et de digressions qu’il affectionne particulièrement. Son visage paralysé lui permet ainsi d’exprimer (ou pas) nombre d’émotions que l’on interprétera comme bon nous semble. Clown triste avec une gestuelle millimétrée et un art consommé du timing, Kitano s’inspire de son propre père (qui s’appelait Kikujiro, mise en abîme oblige) pour interpréter ce yakuza pas très malin mais plein d’affection pour ce petit bonhomme qui préférera l’appeler Tonton.

“Un événement peut être considéré comme une violence par celui qui le vit, mais pour le spectateur, il peut être comique.” (Takeshi Kitano)

Ce road trip plein de fauche et de combines multiplie les moyens de transport et se découpe à la manière d’un journal de vacances signé du petit Masao et ponctué par la partition légère de Joe Hisaishi. Le film se promène sur une corde suspendue au dessus d’un trop plein de bons sentiments capables de liquéfier sur place un diabétique. Dans les mains moins réfractaires au politiquement correct, le résultat eut été catastrophique. Un torrent de guimauve. Heureusement, le cinéasteévite le piège de la facilité. Avec son savant mélange de comique de répétition et d’exagérations (voire d’outrances), Kitano regarde l’absurdité du monde, sa cruauté (le pervers, la découverte de la maison) mais aussi son humanité. La vie devient alors un vaste terrain de jeu que l’on regardera différemment selon son point de vue. Avec un sens du montage elliptique, son storytelling morcelé et une totale confiance dans ses histoires qu’il griffonne la plupart du temps sur un bout de papier avant de laisser libre court à l’improvisation, le réalisateur s’échappe du climax dramatique de scènes le plus souvent plantées dans des compositions statiques, des cadres verrouillés.

Avec L’ÉTÉ DE KIKUJIRO, le cinéma de Kitano prenait une pause. Son apparente légèreté symbolisée par l’inaptitude de Kikujiro à s’adapter au monde qui l’entoure (nager, conduire et.) et les étonnantes rencontres effectuées durant ce voyage initiatique ne s’épargne aucun visage, aucun virage, aucune brisure. Lorsque Kikujiro observe de loin sa propre mère dans une maison de repos, on comprend alors que l’enfant perdu en mal d’affection n’est pas forcément celui qu’on croyait. Pas uniquement. Et qu’en chacun de nous, il y a cette mélodie mélancolie qui pointe, en surface et se répand comme sur un buvard. En parvenant à inverser le rapport de force et à distiller du sentiment sans sentimentalisme, Takeshi Kitano ne jouait pas du désespoir comme sur Hana-Bi mais faisait du charbonneux la matière première d’un diamant taillé sur mesure.

Cyrille Delanlssays

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L'ÉTÉ DE KIKUJIRO (1999), l'inversion des rapports de force - Critique (3)

Titre original : L'Été de Kikujiro (Kikujirō no natsu)
Réalisation : Takeshi Kitano
Scénario : Takeshi Kitano
Acteurs principaux : Takeshi Kitano, Yusuke Sekiguchi
Date de sortie : 1999
Durée : 2h01min

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  • Cyrille Delanlssays

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